1) D’OÙ VENAIT LE DRUIDISME ?

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, et encore de nos jours dans certains milieux où le syncrétisme « ésotérique » fait des ravages, on a cru et on croit le druidisme lié aux monuments mégalithiques. Les guides touristiques ont longtemps donné des listes et des descriptions de « monuments druidiques », c’est-à-dire de dolmens, de menhirs, de cromlechs et de tertres tumulaires : de là l’imagerie d’Épinal où l’on voit le druide barbu sacrifier ses victimes sur un dolmen considéré comme table sacrificielle. Après tout, le gaulois Obélix, s’il faut en croire les auteurs d’une célèbre bande dessinée, était « tailleur de menhirs ». C’est oublier allègrement que les monuments mégalithiques peuvent être datés, en Occident, du quatrième au deuxième millénaire avant notre ère, alors que les Celtes ne sont apparus qu’à la fin de l’Âge du Bronze, c’est-à-dire vers 900 ou 700 av. J. -C., et qu’ils n’ont d’existence historique incontestable qu’à partir de l’an 500. Les monuments mégalithiques, dénotant d’ailleurs une religion évoluée de type spiritualiste, ont été construits par des peuples dont nous ne savons pas grand-chose sinon qu’ils n’avaient rien à voir avec les Celtes.

Il est vrai que ces étranges monuments ont excité l’imagination. Il est vrai que nous n’avons guère retrouvé de monuments vraiment celtiques, puisque les Celtes n’ont jamais bâti de temples avant de subir l’influence grecque ou romaine. Les mégalithes représentant donc ce qui restait des civilisations antérieures aux Romains, la tentation était grande de les considérer comme des monuments druidiques, d’autant plus que manquaient les moyens de datation. Ce qui est grave, c’est de persister dans cette vision confusionniste alors qu’on possède maintenant des éléments de référence archéologiques incontestables.

Cependant, lorsque l’on se penche sur le passé, et encore davantage sur un passé lointain, rien n’est ni totalement vrai, ni totalement faux. Si la tradition populaire a relié druidisme et mégalithes, c’est peut-être parce qu’il y avait entre eux un certain rapport, même vague ou secondaire. Après tout, les textes mythologiques irlandais font des tertres mégalithiques les demeures des anciens dieux : cette localisation n’est peut-être pas due au hasard, et assurément elle pose un problème qu’on ne peut esquiver en se retranchant définitivement derrière des certitudes archéologiques. Après tout, certains sanctuaires romains sont devenus des églises chrétiennes, et la plupart des chapelles chrétiennes se trouvent à l’emplacement de lieux de cultes plus anciens, aussi bien gréco-romains que celtiques ou préhistoriques. Il y a eu aussi réemploi, réutilisation de certains monuments, et les exemples ne manquent pas sur ce sujet. De plus, les religions ne meurent jamais complètement : de l’ancienne, il reste toujours certains éléments de croyances ou de rituels, des habitudes acquises en quelque sorte, dans la nouvelle qui s’installe. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce que le druidisme ait recueilli un certain héritage des populations que les Celtes ont trouvées installées dans les territoires qu’ils ont occupés et avec lesquelles ils ont, bon gré, mal gré, formé une communauté nouvelle. Ce qui resterait à déterminer dans ce cas, c’est la part exacte de cet héritage.

Et cela ne résoudrait aucunement le problème de l’origine du druidisme. Était-ce une religion importée par les Celtes indo-européens, et d’où ceux-ci l’avaient-ils amenée avec eux ? Était-ce au contraire une religion autochtone qui a été complètement réformée, repensée et structurée par les conquérants celtes ? La structure du druidisme paraît très nettement indo-européenne. Mais le reste, les croyances, les rituels, certaines façons de penser et de raisonner sur l’Au-Delà ?

Nous avons dit que, jusqu’au début de ce siècle, on croyait que tout ce qui était avant les Romains appartenait aux Gaulois, c’est-à-dire aux Celtes. C’est en ce sens que la tradition populaire faisait des dolmens et des menhirs des monuments druidiques. Or, à la fin du XVIIIe siècle, on voit surgir de bien étranges thèses sur l’origine du druidisme.

Il faut dire que cette époque a manifesté pour les druides et tout ce qui concerne les Celtes un intérêt qui frise la passion subite et irréfléchie. L’écossais Mac Pherson « découvrait » la plus ancienne poésie erse (= gaélique) grâce à laquelle il composa ses chants ossianiques, best-seller qui influença toute la génération romantique, quand bien même la forgery (le mot anglais s’impose) ne pouvait faire de doute. Le gallois Iolo Morganwg « révélait » une tradition bardique oubliée depuis des siècles, reconstituait un rituel druidique, à vrai dire plus intellectuel et culturel que cultuel, et fondait véritablement le néo-druidisme. Forgery encore, mais qui eut une influence considérable. Les Bretons La Tour d’Auvergne (le premier grenadier de l’Empire) et Le Brigant considéraient la langue celtique comme la langue-mère de toute l’humanité et affirmaient sans rire que le breton avait dû être parlé par Adam et Ève au Paradis Terrestre. Le plus beau, c’est que leurs lecteurs ne riaient pas non plus. La porte était ouverte, par laquelle Hersart de la Villemarqué allait retrouver « miraculeusement » des chants druidiques dans le folklore armoricain de son époque. Dans ce contexte qui mettait en valeur l’apport de l’Occident dans la civilisation, face à un Orient qu’on avait toujours cru la source absolue de toute aventure humaine, il était normal qu’on s’intéressât au druidisme et qu’on lui donnât une origine occidentale.

C’est ce que fit Fabre d’Olivet. Cet étonnant personnage, héritier des Encyclopédistes, à la fois philosophe, mythographe – et mythomane –, historien et moraliste, prétendit avoir découvert des documents (qu’il ne montra jamais, pas plus que Mac Pherson, Morgannwc et la Villemarqué) qui prouvaient que le druidisme était issu de la religion la plus ancienne de l’Occident[43]. Il alla même plus loin, racontant froidement les démêlés – quelque quatre mille ans avant notre ère – d’un jeune druide du nom de Ram avec des sectes hérétiques, notamment de sauvages « druidesses » assoiffées de sang. Ce Ram, d’après Fabre d’Olivet, préféra s’exiler plutôt que de combattre ses frères et sœurs : suivi de quelques fidèles, il émigra vers l’Orient et se retrouva bientôt en Inde où il s’établit et où il prêcha sa religion, laquelle perdure encore. On aura compris : Ram n’est autre que le Rama indien, et l’hindouisme est ce qui nous reste d’un druidisme pur et dur. Pourquoi n’y avait-on pas pensé plus tôt ?

Fabre d’Olivet ne cite jamais ses sources. Il en aurait été d’ailleurs bien incapable. Se retranchant derrière des traditions secrètes auxquelles il aurait eu accès, il joue sur le mystère, comme tout bon hermétiste qui se respecte, puisqu’il y a des secrets qu’on ne peut dévoiler qu’avec prudence. Au fond, Fabre d’Olivet connaissait parfaitement le code de déontologie du journaliste professionnel digne de ce nom. Il serait bon de relire ce qu’écrivait en 1879 Fustel de Coulanges à propos de Iolo Morganwg dont Le Mystère des Bardes venait d’être traduit en français, dans une traduction d’ailleurs très approximative. « Qu’un homme paraisse et nous dise : voici une suite de sentences ; c’est moi qui vous les présente le premier, mais elles ne sont pas de moi, elles sont vieilles de vingt siècles et elles constituent une antique doctrine religieuse ; il est vrai que je ne puis vous montrer dans l’histoire personne qui ait professé cette religion depuis quinze siècles, ni dans les livres aucune ligne qui contienne le moindre indice de cette doctrine ; mais il n’importe ; elle est très ancienne et je la tiens des druides par une tradition non interrompue. Si l’on nous dit cela, sommes-nous tenus d’y croire ? »[44]. Fustel de Coulanges a toujours péché par excès de rationalisme, mais il est des cas où rationalisme est simplement synonyme de « bon sens ».

Cela n’aurait pas été si grave, et l’on aurait considéré Fabre d’Olivet comme un de ces esprits originaux qui foisonnent dans l’histoire, s’il n’avait pas eu une postérité douteuse. Après tout, son récit à propos du druide Ram est un excellent scénario d’épopée ou de film à grand budget, et cela aurait pu provoquer un chef-d’œuvre. Malheureusement, cette affirmation que le « bon » druide occidental Ram est le Rama indien, fondateur de la religion aryenne orientale, a empoisonné depuis bon nombre de générations. Et surtout le faux mythe de Ram a été repris par Édouard Schuré dans son livre Les grands Initiés, paru en 1889[45]. Cet ouvrage est une sorte de bible pour ceux qui se prétendent hermétistes ou ésotéristes comme pour tous ceux qui cherchent honnêtement à s’informer sur des questions laissées trop longtemps dans l’ombre. Précisément, c’est au nom de l’honnêteté qu’il est nécessaire de dénoncer la dangereuse escroquerie de cet auteur qui passe pour un « sage » et un « initié » (on ne nous dit d’ailleurs pas à quoi)[46].

Édouard Schuré n’apporte rien de nouveau à l’histoire de Ram : il se contente de suivre aveuglément le récit de Fabre d’Olivet, croyant celui-ci sur parole et n’ayant pas la moindre velléité de vérification. C’est déjà grave, surtout si l’on considère que le chapitre consacré à Rama, dans Les Grands Initiés, est celui qui ouvre la série, et qui se présente comme une sorte de postulat fondamental dont le raisonnement aboutit à Jésus, dernier de la lignée. Mais il y a autre chose, et c’est plus inquiétant. Schuré est imprégné de Gobineau, et son discours à propos des difficultés rencontrées par le druide Ram n’est pas innocent : il y fait montre en effet d’un racisme virulent[47], d’un antisémitisme évident encore que sournois[48], et d’un enthousiasme délirant pour la race blanche nordique[49]. Il est inutile d’insister sur l’utilisation qui a été faite de tels écrits entre les deux guerres mondiales, notamment outre-Rhin, ou sur l’influence qu’ils peuvent exercer à l’heure actuelle à l’intérieur de certains groupes intellectuels ou spirituels qui n’osent pas dire leur nom.

L’essentiel est de savoir que l’histoire de Ram est due à l’imagination de Fabre d’Olivet. Rien, aucun texte ou aucune tradition, ne nous permet d’affirmer que le druidisme est d’origine occidentale et qu’il a émigré ensuite en Inde où il s’est transformé en hindouisme. S’il y a des rapprochements à faire – et il y en a plus d’un – entre le druidisme et l’hindouisme, ces rapprochements sont absolument normaux et s’expliquent par la communauté de tradition d’origine entre les Celtes et les Indiens de la plaine indo-gangétique. Mais dire que l’hindouisme vient d’Occident, ou que le druidisme vient d’Orient, cela constitue non seulement une contre-vérité, mais une absurdité.

Il fallait débroussailler ce terrain laissé trop longtemps en friche pour y voir un peu plus clair. Faute de documents anciens, faute de références précises, nous sommes dans l’obligation d’examiner l’origine du druidisme dans son cadre naturel, celui où il a connu son plus ample développement, c’est-à-dire l’Europe, et plus particulièrement l’Europe occidentale.

Mais là encore se trouvent des pièges à éviter, dont la corrélation établie par certains entre le pythagorisme et le druidisme. L’origine de cette corrélation supposée est une mauvaise interprétation de certains textes de l’antiquité classique. Ainsi, Ammien Marcellin, d’après Timagène, rapporte qu’à côté des bardes et des devins, « les druides l’emportent par leur génie, ainsi que l’autorité de Pythagore en a décidé » (Ammien Marcellin, XV, 9). La phrase n’établit aucun rapport entre la science des druides et celle de Pythagore, mais veut simplement dire que les druides avaient une science en conformité avec la définition qu’en donnait Pythagore. Sur cette base inexacte, d’autres auteurs plus tardifs, grecs et latins, ont brodé sur les correspondances qui pouvaient exister entre les deux doctrines. Clément d’Alexandrie en arrive à prétendre (Stromata, I, XV) que Pythagore lui-même était un « auditeur des Galates et des Brahmanes », ce qui revient à dire qu’il était l’élève des druides[50]. Par contre, d’autres écrivains, dont les témoignages ne sont jamais très convaincants, comme le Grec Hippolyte (Philosophumena, I, 25), font des druides des héritiers de Pythagore grâce à « Zalmoxis, esclave de Pythagore, Thrace de naissance, qui vint dans ces contrées après la mort de Pythagore et leur fournit l’occasion d’étudier son système philosophique ». Notons en passant que l’existence historique de Pythagore est plus que douteuse, comme l’est celle d’Homère : ce que l’on connaît, c’est un système philosophique et une religion astrale placés sous le nom de Pythagore, c’est tout. Et pour qui connaît bien la doctrine pythagoricienne, il est impossible, en dehors de la croyance en l’immortalité de l’âme, d’y trouver une communauté de pensée. C’est ce qu’affirment deux auteurs antiques généralement bien informés, Valère Maxime (« Ils sont convaincus que les âmes des hommes sont immortelles ; je dirais qu’ils sont stupides si les idées de ces barbares vêtus de braies n’étaient pas celles auxquelles a cru Pythagore vêtu du pallium », II, 6, 60) et Diodore de Sicile (« La doctrine pythagoricienne prévaut parmi eux, enseignant que les âmes des hommes sont immortelles », V, 28). Apparemment, le seul point de concordance était cette croyance en l’immortalité qui choquait les Grecs et les Romains matérialistes.

Le druidisme n’est pas originaire de la Méditerranée. Si cela avait été le cas, les Grecs et les Latins n’eussent point manqué de le dire. Or, d’une façon générale, ils se montrent stupéfaits de constater la grandeur et l’élévation de pensée d’une doctrine qui n’appartient pas à leur monde et qu’ils classent, faute de mieux, sous l’étiquette de « barbare ». Ce terme désignant essentiellement les habitants d’Europe non encore rangés sous la domination romaine, non touchés par la civilisation grecque, on est bien obligé de reconnaître un certain caractère « nordique » à cette population, ou plutôt cet ensemble de populations, que craignent les Grecs et les Romains, mais qui, malgré tout, excitent leur imagination. Est-ce la réminiscence de l’époque où les Doriens indo-européens venus du nord rencontrèrent les Achéens de la péninsule hellénique et les Crétois de la mer Égée ? Les traditions concernant le culte de Delphes font toujours état d’un Apollon hyperboréen : Cicéron va même jusqu’à discerner quatre Apollon différents, dont le troisième « passa des régions hyperboréennes à Delphes » (De natura Deorum, III, 23). De toute évidence, il s’agit d’une allusion au récit mythologique concernant l’arrivée d’Apollon à Delphes, de son combat contre le serpent Pythôn et de sa victoire. Traduit en termes historiques, ce récit concerne la brusque arrivée des Doriens, venus du berceau commun des Indo-Européens non encore différenciés en Europe centrale (après leur migration d’Asie centrale) : ces Doriens possédaient l’usage du fer, étaient de redoutables guerriers, et colonisèrent les Achéens de la civilisation du Bronze minoéen, pasteurs et agriculteurs. Mais, en termes religieux et socio-culturels, il s’agit de la disparition d’un culte tellurique représenté par Pythôn, image de la Terre divinisée, et de son remplacement par un culte solaire. Et tout culte solaire provient du nord, de l’Hyperborée, là où le soleil joue un rôle ressenti comme primordial pour la survie des hommes.

Cet aspect nordique du culte d’Apollon était une évidence pour les anciens Grecs eux-mêmes. Diodore de Sicile, d’après les relations du navigateur phocéen Pythéas, établit même un rapport étroit entre le culte delphique et l’île de Bretagne. C’est en effet en Bretagne que serait née Latone-Lêto, la mère d’Apollon, « ce qui explique pourquoi les insulaires vénèrent particulièrement Apollon. Ils sont tous pour ainsi dire prêtres de ce dieu… On voit aussi dans cette île une vaste enceinte consacrée à Apollon, ainsi qu’un temple magnifique, de forme ronde, et de nombreuses offrandes… Apollon passe pour descendre dans cette île tous les dix-neuf ans » (Diodore, II, 47). On remarquera d’abord que Pythéas, Grec de Marseille, ne s’étonne absolument pas de découvrir dans l’île de Bretagne un culte apollinien semblable au culte grec. Ensuite, si l’on peut se poser des questions au sujet de la vaste enceinte consacrée à Apollon, notamment à propos de sa localisation (peut-être est-ce l’une des enceintes d’Amesbury dans la plaine de Salisbury), il semble bien que le temple magnifique soit le monument de Stonehenge, dont le rapport avec le lever du soleil au solstice d’été est incontestable. Mais le problème, c’est que Stonehenge n’est pas celtique : construit à l’époque mégalithique, probablement vers – 2000, il a été ensuite aménagé à deux autres époques de l’Âge du Bronze. Cependant, il apparaît souvent dans la tradition celtique, ne serait-ce que par la légende qui fait de ce monument l’œuvre magique de Merlin[51], et les récits arthuriens qui placent la dernière bataille d’Arthur dans ses environs immédiats. Cela pose incontestablement le problème de l’assimilation par les Celtes, donc par les druides, d’une tradition culturelle antérieure à leur arrivée. D’ailleurs la période du triomphe du culte solaire doit être cherchée non pas à l’intérieur de l’Âge du Fer celtique, mais à l’intérieur de l’Âge du Bronze nordique[52]. Quant à la descente d’Apollon à Stonehenge tous les dix-neuf ans, elle peut conduire à de nombreuses spéculations : c’est en effet un cycle au bout duquel on arrive à faire coïncider le calendrier lunaire avec le calendrier solaire. C’est aussi le cycle qui a été adopté, sous le nom de cycle de Denys le Petit, par la Papauté, au VIIe siècle, pour déterminer la datation de la fête mobile de Pâques. Mais c’est précisément ce cycle de dix-neuf ans que refusaient avec obstination les chrétientés celtiques[53]. On ne peut pas dire que tout cela soit très clair.

En tout état de cause, c’est à l’intérieur du cadre celtique qu’il faut rechercher l’origine du druidisme, puisque, nous l’avons vu, le druidisme ne peut exister que dans les structures d’une société celtique, ce qui condamne à l’avance toute hypothèse concernant un vague pré-druidisme autochtone que les Celtes auraient trouvé chez les peuples qu’ils soumettaient et qu’ils auraient ensuite modifié et amélioré selon leurs propres conceptions. Il ne s’agit pas pour autant de rejeter toute influence ou toute participation de ces populations autochtones dans la constitution du druidisme : il s’agit simplement de prétendre que le druidisme a pris corps dans une société structurée par les Celtes mais qui ne comprenait pas que des Celtes, loin de là. C’est donc en Europe occidentale qu’il faut rechercher l’origine du druidisme, puisque seule l’Europe occidentale a reçu la marque indélébile de la civilisation celtique, preuve que celle-ci s’y est implantée très tôt dans l’histoire.

Là encore, il faut faire appel au témoignage de César, qui est le plus ancien : parlant des druides, il affirme que « leur doctrine a été élaborée en Bretagne, et de là, pense-t-on, apportée en Gaule » (VI, 13). Il ajoute d’ailleurs qu’à son époque, c’est toujours dans l’île de Bretagne qu’il faut aller si l’on veut se perfectionner dans cette doctrine. Cela ne prouve pas que le druidisme était originaire de Grande-Bretagne, mais simplement que l’école druidique la plus renommée ou la plus compétente s’y trouvait. Mais cela constitue une indication qui est corroborée par de nombreuses sources irlandaises. Car les Gaëls d’Irlande, chez qui le druidisme s’est, semble-t-il, non seulement le plus développé, mais aussi le mieux maintenu, n’ont jamais prétendu que la doctrine et l’institution druidiques étaient indigènes. Bien au contraire : quand un druide, ou un jeune homme, veut compléter ses études, il s’en va en Grande-Bretagne, soit en Écosse, soit en Angleterre proprement dite, ou au Pays de Galles. C’est le cas pour le héros ulate Cûchulainn, qui retrouve d’ailleurs en Écosse certains de ses compagnons. C’est le cas des enfants de Calatin, sur l’instigation de la reine Medbh et pour venger leur père sur Cûchulainn : ils vont s’instruire en Alba (terme désignant indistinctement l’Écosse ou toute la Grande-Bretagne) et y apprennent « les enseignements magiques et diaboliques » ; puis ils recherchent « tous les druides du monde, recevant leurs enseignements, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint les régions surpeuplées de l’enfer » (Ogam, XIII, p. 509). Compte tenu du parti pris du transcripteur chrétien qui veut assimiler druidisme et magie diabolique, ce témoignage nous apprend que les anciens Irlandais ne croyaient pas que leur île ait été le berceau du druidisme.

Un autre texte irlandais, sans doute l’un des plus archaïques, La Bataille de Mag Tured, apporte une précision intéressante qui a le mérite – ou l’inconvénient – d’ouvrir la porte sur un large débat. Il s’agit des Tuatha Dé Danann, ou « Gens de la déesse Dana », peuple assez mystérieux qui passe, dans la tradition pseudo-historique irlandaise, pour avoir précédé immédiatement les « Fils de Mité », c’est-à-dire les Gaëls. « Les Tuatha Dé Danann étaient dans les Îles du Nord du Monde, apprenant la science, la magie, le druidisme, la sorcellerie et la sagesse, et ils surpassèrent tous les sages en arts des païens »[54]. Deux notions essentielles sont à retenir de ce court passage : premièrement, les Tuatha Dé Danann sont les introducteurs du druidisme (dans toutes ses variantes) en Irlande ; deuxièmement, c’est dans les Îles du Nord du Monde qu’ils avaient appris le druidisme.

Les Îles du Nord du Monde posent un problème. Si on les prend à la lettre, cela mettrait l’accent sur le caractère nordique du druidisme, ce qui, de toute façon, paraît incontestable. Mais, dans ce cas, où se trouvent ces îles ? On pourrait répondre que, pour les Irlandais, l’Écosse est une île du nord, d’autant plus que l’Écosse est entourée de multiples petites îles, dont certaines, comme Iona, devenu centre monastique grâce à saint Colum-Cill, étaient certainement autrefois un sanctuaire druidique. Cela pourrait désigner d’ailleurs toute l’île de Bretagne, ou encore certaines îles, plus au sud, mais quand même dans le « nord du monde », comme la fameuse Mona (Anglesey) décrite par Tacite comme un important centre druidique, et dont parle l’historiographe Solin (XXII, 7) en en faisant l’île des Silures, « séparée par un détroit difficile du rivage occupé par le peuple breton des Domnonéens ; les habitants observent encore les vieilles coutumes ; ils n’utilisent pas la monnaie, honorent les dieux, et les hommes comme les femmes, ils pratiquent tous la science des augures ». On pourrait également y voir Séna, la célèbre île de Sein, où résidaient des prêtresses en vérité plus féeriques que réelles, qui, selon Pomponius Méla (III, 6), « réservent leurs remèdes et leurs prédictions pour ceux qui n’ont voyagé et navigué que dans le but de les consulter ». Pourquoi ne pas envisager également l’île sacrée d’Héligoland, sur la côte orientale de la Mer du Nord ? De bien curieuses traditions persistent à propos de cette île qui se trouve dans une région autrefois occupée par les Celtes, et que l’on a pu considérer comme un débris de l’Atlantide[55]. À moins que ce ne soit l’île d’Oesel, dans la Baltique, qui se nommait autrefois Abalum (Insula Malifera), terme dans lequel on retrouve à la fois le nom d’Apollon et celui de l’île d’Avallon, l’île des Pommiers. Et on pourrait remonter jusqu’à la lointaine Thulé, l’Ultima Tulé qui a tant excité les imaginations, et dont des auteurs grecs comme Polybe, mettant en doute les rapports du navigateur Pythéas, nous ont laissé des descriptions fantastiques : « Pythéas a trompé le public… à propos de Thulé et des pays voisins, en affirmant qu’il n’y a ni terre, ni mer, ni air dans ces parages, mais un mélange de tous les éléments, assez semblable à un poumon marin, et en plaçant enfin et la terre et la mer et l’air au-dessus de ce poumon dont il fait le lien de toutes ces parties sans qu’il soit possible de naviguer sur cette matière ou d’y marcher » (Polybe,) (XXIV, 5). C’est probablement dans ces parages que se trouve la curieuse Mer Morte, appelée par les Cimbres Marimaruse (Pline, Hist. Nat. IV, 27). Compte tenu du fait que les Cimbres en question sont les Celtes, l’étymologie du mot Marimaruse est celtiquement correcte. Mais Thulé relève surtout du domaine germanique, du moins depuis le haut Moyen Âge, et il est difficile de se faire une opinion là-dessus.

Il est plus que probable que les Îles du Nord du Monde sont à prendre au sens symbolique. Les îles, aussi bien que le Nord, sont traditionnellement le séjour des dieux, des êtres surnaturels, ou tout simplement de « ceux qui savent ». Dans l’esprit des conteurs irlandais, le druidisme, qui, de toute façon, n’était pas originaire d’Irlande, ne pouvait provenir que de ces îles mythiques situées dans un nord non moins mythique. Nous retrouverons d’ailleurs ce thème à propos de l’Autre Monde, tel qu’il a été pensé par les Celtes. Et le procédé ne pouvait que garantir les lettres de noblesse du druidisme qui, en tant que doctrine sacrée, devait avoir nécessairement une origine sacrée.

Nous avons vu que le récit de La Bataille de Mag Tured voit dans les Tuatha Dé Danann les introducteurs du druidisme en Irlande. Il y a là un point essentiel à éclaircir, car les Tuatha Dé Danann, quatrième peuple à occuper l’Irlande post-diluvienne selon la pseudo-histoire traditionnelle que racontaient les Irlandais du Moyen Âge, et prédécesseurs immédiats des Gaëls, jouent un rôle considérable dans la mythologie et la religion non seulement de l’Irlande, mais de tous les Celtes. Les Tuatha Dé Danann, comme leur nom l’indique (« gens de la déesse Dana »), sont un peuple de dieux. Ce sont eux qui fournissent le panthéon irlandais, et certains se retrouvent en Grande-Bretagne et sur le continent, parfois sous des noms identiques comme Lug et Ogma-Ogmios, ou sous des appellations différentes qui n’empêchent pas de les reconnaître, comme Dagda-Sucellos ou Dagda-Taranis, sans parler des innombrables divinités connues seulement sous un surnom local.

Nous sommes donc en plein mythe, presque en pleine théogonie. Mais dans toute tradition mythologique – et c’est encore plus vrai chez les Celtes –, il faut toujours se demander si le mythe ne recouvre pas une certaine réalité historique, soit par processus d’évhémérisation, soit parce que le mythe, pour être compréhensible et transmissible, doit s’incarner, se matérialiser dans la fiction comme dans l’histoire. Se borner à affirmer que toute la tradition irlandaise est mythologique, et qu’on ne peut y apporter la moindre référence historique, c’est une position logique, permettant de mieux examiner les ressorts propres du mythe, mais c’est se priver d’une ouverture sur le réel : en accentuant la dichotomie entre le réel et l’imaginaire, on dissocie arbitrairement deux tendances qui coexistent chez l’être humain et qui, pourtant, étudiées conjointement, ont de fortes chances d’expliquer son comportement quotidien. C’est en refusant l’opposition mythe et réalité, mythe et histoire, qu’on peut en apprendre davantage sur l’aventure de l’esprit.

Le caractère nordique des Tuatha Dé Danann, même s’il n’est que symbolique, ne fait aucun doute. La tradition en fait cependant les descendants de Nemed, dont la race fut la deuxième occupante de l’Irlande post-diluvienne. Le sens de Nemed est très clair : c’est le « Sacré », ce qui indique donc pour les Tuatha une généalogie divine. D’après le Leabhar Gabala, « Livre des Conquêtes », vaste compilation mythico-historique du XIIe siècle irlandais, les ancêtres des Tuatha se trouvaient en Scandinavie, mais la Scandinavie, depuis les invasions des Vikings, est une localisation commode de l’Autre-Monde. D’après l’Histoire d’Irlande de Keating, c’est en Grèce que se trouvaient les Tuatha, mais ils séjournèrent sept ans en Scandinavie, puis dans le nord de l’Écosse, avant d’aborder en Irlande. De toute façon, la plupart des textes sont formels : les Tuatha Dé Danann ont mis le pied en Irlande « le lundi de Beltaine » (c’est-à-dire le 1er mai, la seconde grande fête celtique de l’année), et ils brûlèrent leurs navires, s’entourant ainsi d’un halo de fumée qui les rendait encore plus mystérieux. C’est une allusion au rituel des feux de Bel, caractéristiques de la fête du 1er mai. Ces Tuatha arrivaient avec les quatre talismans fondamentaux qui réapparaissent constamment dans la tradition mythologique des Celtes, même dans les versions les plus récentes comme les romans arthuriens, à savoir : la Pierre de Fâl, ou Pierre du Couronnement, la Lance flamboyante de Lug (qui est peut-être celle qu’on découvre dans le fameux Cortège du Graal), l’Épée de Nuada, qui ne peut être brandie que par son propriétaire (et qu’on retrouve dans l’Excalibur d’Arthur) et la chaudron inépuisable de Dagda, prototype évident du Graal.

Tout cela, bien compris, signifie que les Tuatha apportaient avec eux une doctrine religieuse, une tradition mythologique, et aussi un rituel caractérisé par des objets magiques ou sacrés dont la tradition littéraire ultérieure fera grand usage, preuve absolue de leur extrême importance. Comme le dit un court texte du Livre Jaune de Lecan, manuscrit du XIVe siècle, à propos des Tuatha, « la science, le druidisme et la diablerie étaient à leur service » (Textes mythologiques, I, p. 80), le terme « diablerie » recouvrant évidemment, au Moyen Âge, toutes les pratiques que ne pouvaient admettre les chrétiens.

La tentation est alors très forte de voir dans les Tuatha Dé Danann les populations de l’Âge du Bronze, voire les populations de l’époque mégalithique. Ce sont, après tout, les populations antérieures aux Celtes, comme les Tuatha par rapport aux Gaëls. Et nous verrons tout ce que le druidisme a pu recueillir de l’héritage de ces populations. Autre tentation qui découle de l’origine nordique des Tuatha : celle de voir dans ceux-ci les ancêtres communs des Germains et des Celtes. Les arguments ne manquent pas. D’abord, Celtes et Germains sont de tradition indo-européenne et proviennent de la même souche primitive, mais du côté du nord. Ensuite, les écrivains de l’Antiquité classique les ont souvent confondus, et eux-mêmes avec les Scythes : les Celtes sont tous venus de régions situées à l’est du Rhin, probablement du Harz, et ils ont longtemps côtoyé les Germains sur les bords de la Baltique et de la Mer du Nord[56]. D’autre part, il est incontestable, d’après des études de vocabulaire comparées, que les Celtes, dans un premier temps plus évolués que les Germains, ont contribué à la constitution sociale du groupe germanique[57]. Enfin, la mythologie celtique et la mythologie germano-scandinave offrent de nombreux points de convergence, compte tenu d’une influence plus tardive de l’Irlande sur l’Islande et vice versa.

Une chose, à vrai dire capitale, s’oppose à ces tentatives d’identification pré-indo-européenne des Tuatha Dé Danann : le druidisme ne peut en effet exister que dans les structures d’une société celtique. Il est donc impossible de considérer les Tuatha Dé Danann comme des populations préceltiques, puisqu’ils ont, même de façon symbolique, apporté le druidisme en Irlande. On rétorquera que s’il s’agit d’une population à la fois préceltique et prégermanique, sa structure sociale ne pouvait qu’être indo-européenne, mais cela n’a rien à voir avec le caractère celtique absolu qu’on est obligé de reconnaître au druidisme. Si les Tuatha Dé Danann sont réellement, ou mythiquement, les introducteurs du druidisme en Irlande, ils devront être nécessairement des Celtes.

Nous avons dit que les Tuatha débarquent en Irlande le jour de Beltaine. Leur calendrier festiaire celtique est donc déjà fixé. Et cela ne constitue pas une preuve, car les autres invasions mythiques de l’Irlande se produisent également à des dates du festiaire celtique ; du moins c’est ce que les Irlandais du Moyen Âge affirment, refusant à envisager les antiques populations de l’Irlande dans un contexte socio-culturel autre que le contexte traditionnel des Celtes. Le premier occupant post-diluvien de l’Irlande, Partholon, a trois druides. L’un des quatre chefs du deuxième envahisseur, Nemed, est Iarbonel le « devin », c’est-à-dire un druide. Et quand les troisièmes envahisseurs, les Fir Bolg, s’emparent de l’Irlande, ils la partagent en cinq, strictement d’après le principe gaélique des « cinq cinquièmes », ou des « cinq royaumes ». Quels que puissent avoir été les occupants successifs de l’Irlande, ils sont tous présentés, dans la tradition recueillie au Moyen Âge, comme des Celtes à part entière, plus précisément des Gaëls. Aucun Irlandais du Moyen Âge n’a paru douter un seul instant de cette vérité. Il est vrai que le Moyen Âge n’a jamais eu la notion de l’anachronisme : les Irlandais qui, comme les autres Celtes, ont une tendance très nette à considérer l’histoire comme a-chronique, n’avaient aucune raison de ne pas procéder ainsi. Tout ce qu’on peut dire, c’est que cela ne favorise guère l’historien moderne.

D’ailleurs, si l’on suit la trame des récits sur les différentes invasions de l’Irlande, on observe une cohérence absolue. La première occupation, antédiluvienne, opérée par la femme primordiale Cessair, ne compte pas : elle est entièrement en dehors de l’Histoire. La première occupation post-diluvienne est celle de Partholon qui symbolise la création du nouvel être humain. Mais le règne de Partholon est primitif, franchement matériel et inorganisé. Apparaît alors le deuxième envahisseur, Nemed, le « Sacré » : le royaume est régi par des normes qu’on peut appeler religieuses. Et ce sont les fils de Nemed qui vont s’exiler, se séparer en deux groupes, lesquels reviendront, chacun à leur tour, envahir l’Irlande, d’abord les Fir Bolg, ensuite les Tuatha Dé Danann. Les Fir Bolg, ou Hommes Bolg, qu’on a souvent compris comme les « Hommes au Sac », par suite d’une étymologie analogique, et qu’on a souvent voulu historiciser en en faisant des Belges (toujours à cause de cette même étymologie), sont en réalité des actifs, des guerriers, le mot bolg provenant selon toute vraisemblance de la même racine que le latin fulgur, la « foudre »[58]. La société irlandaise apparaît alors policée, structurée par une caste de guerriers qui met de l’ordre. Car, comme dans la mythologie grecque ou germano-scandinave, les Géants sont toujours très proches. Et les Géants symbolisent le Chaos contre lequel lutte le génie humain. En l’occurrence, pour la mythologie irlandaise, le Chaos est représenté par l’étrange peuple des Fomoré, peuple auquel se heurtent automatiquement tous les nouveaux envahisseurs de l’Irlande et qu’ils doivent vaincre ou se concilier par des traités. Enfin apparaissent les Tuatha Dé Danann, l’autre rameau des descendants de Nemed. Eux, ce sont les Dieux. Et ils apportent à la fois la doctrine et la pratique du druidisme, c’est-à-dire la structure sociale indispensable pour que puissent débarquer à leur tour les humains, les Fils de Mile, autrement dit les Gaëls. Ces Gaëls n’ont plus qu’à pénétrer dans le cadre fonctionnel divin, puisque telle est la motivation de la religion druidique : faire en sorte que le royaume d’en-bas soit comme le royaume d’en-haut.

On remarquera la cohésion et la logique de ce récit, qu’il soit exprimé dans sa totalité, comme dans le Livre des Conquêtes ou l’Histoire de Keating, ou plus fragmentairement dans d’autres textes, comme les deux « Bataille de Mag-Tured », la première racontant le combat des Tuatha contre les Fir Bolg, la seconde contre les Fomoré. Si l’on reprend ces différents éléments sous forme d’un tableau, on peut en tirer d’intéressantes conclusions :

 

Première phase : avant le Déluge.

Cessair, la femme primordiale. Première ébauche du monde et de l’humanité.

 

Deuxième phase : après le Déluge.

Première invasion : Partholon. Re-création. Matérialisme.

Deuxième invasion : Nemed. Apparition du Sacré. Spiritualité.

Troisième invasion : Fir Bolg. Guerriers. Maintien de l’ordre.

Quatrième invasion : Tuatha Dé Danann. Dieux. Druidisme. Science spirituelle et matérielle.

Cinquième invasion : Fils de Mile. Époque actuelle. Mise en pratique.

 

À considérer les trois premières invasions post-diluviennes, on s’aperçoit qu’elles sont complémentaires. Partholon représente la régénération du genre humain. C’est en quelque sorte Brahma, si l’on veut recourir à la symbolique indienne. Mais alors apparaît le principe spirituel, c’est-à-dire l’Aspect Varuna, correspondant au « sacré » Nemed. Et à celui-ci se joint bientôt le principe guerrier, l’aspect Mitra, que recouvrent les Fir Bolg. Le monde – celui des Gaëls bien sûr – est donc régi par le couple divin Varuna-Mitra (magie spirituelle et magie guerrière), après avoir été créé par le dieu des commencements. Le principe observé ici est en conformité parfaite avec une des structures indo-européennes les plus répandues.

En considérant maintenant que la première invasion est une période de création, et que la cinquième est celle de la mise en application, on peut reconnaître dans les trois invasions intermédiaires les grandes lignes de la répartition trifonctionnelle des sociétés indo-européennes. En effet, Nemed représente la classe sacerdotale, les Fir Bolg la classe des guerriers, et les Tuatha Dé Danann la troisième classe. Cette dernière proposition peut choquer : comment des Dieux seraient-ils les symboles de la troisième fonction, celles des producteurs ? La réponse est pourtant simple. Les Tuatha Dé Danann sont non seulement les experts en religion, en sagesse, en magie, mais aussi en science. Or, qui dit science, dit technique. C’est d’autant plus vrai chez un peuple qui a toujours refusé la dichotomie entre le sacré et le profane et qui a tout mis en œuvre pour glorifier le travail manuel (ce qui a d’ailleurs été une des raisons de leur facile conversion au Christianisme). Les Dieux des Tuatha Dé Danann apparaissent non seulement comme de brillants guerriers, mais surtout comme des spécialistes de toutes les techniques, médecine, charpente, métallurgie, etc. Et le plus grand d’entre eux, le dieu Lug, se présente comme « sachant tout faire ». Il est le « Multiple Artisan ». Les Tuatha Dé Danann viennent donc couronner l’édifice : eux seuls peuvent permettre la mise en œuvre du plan divin. Ils sont les dieux incarnés. Les fils de Mile peuvent maintenant occuper le terrain.

Mais il y a plus : à eux seuls, les Tuatha Dé Danann représentent la totalité de la société indo-européenne, son idéalisation, c’est-à-dire, dans l’esprit de la tradition druidique, le modèle divin que les hommes doivent appliquer. Et ce ne sont pas des mythologues ou des sociologues contemporains qui le disent. C’est Geoffrey Keating, l’auteur de la si précieuse Histoire de l’Irlande. Keating décompose en effet les trois termes du nom des Tuatha (est-ce de son propre chef ou transmet-il une tradition plus ancienne ? nous ne le savons pas). Cela donne trois catégories : Tuatha, les nobles, , les druides, la classe sacerdotale, Dana, les artisans. Les étymologies sont justes : les Tuatha sont évidemment l’affaire des guerriers nobles ; les dieux étant tous druides, les druides sont également des dieux ; le peuple des artisans constitue une classe qu’on appelle aes dana. Tout est dit de la façon la plus simple.

Et, bien entendu, l’accent est mis sur le druidisme incarné essentiellement par les Tuatha Dé Danann. Il est peut-être alors inutile de chercher l’origine du druidisme ailleurs que chez les Celtes eux-mêmes. Et pourquoi ne pas faire confiance à César quand il affirme que la doctrine druidique a été élaborée dans l’île de Bretagne, et que, de là, elle a été répandue en Gaule, et bien entendu dans les autres pays celtiques ?